Tribune

Ne répétons pas l’histoire : le Code pastoral inconstitutionnel doit être abandonné

Ne répétons pas l’histoire : le Code pastoral inconstitutionnel doit être abandonné 1

Cet appel est une exhortation pressante à une prise de conscience collective et à un sursaut patriotique des décideurs publics face à une menace réelle qui pèse sur la cohésion sociale et l’unité nationale. Dans un contexte marqué par des fractures identitaires béantes et des violences meurtrières, il est impératif que l’intérêt supérieur de la République guide toute décision. Il appartient aux institutions de la République de garantir la justice et l’équité, en veillant à ce qu’aucune loi ne soit source d’exclusion ni d’injustice.

C’est dans ce contexte que la réintroduction du Code pastoral, déjà rejeté en 2014, suscite de vives inquiétudes. Présenté comme un outil de régulation et de prévention des conflits, il risque en réalité d’aggraver les tensions en institutionnalisant une hiérarchisation injuste des citoyens, au lieu de favoriser l’apaisement et la cohésion.

En décembre 2014, le feu Maréchal Idriss Déby Itno avait estimé que ce projet était inopportun et dangereux, et qu’il convenait de le retirer pour élaborer des textes plus conciliants, susceptibles de promouvoir la cohabitation pacifique entre éleveurs et agriculteurs. Quelques jours plus tard, le Conseil constitutionnel confirmait cette position en le déclarant inconstitutionnel, estimant qu’il consacrait une inégalité flagrante entre citoyens et piétinait le droit de propriété.

Dix ans plus tard, le même texte revient, quasiment inchangé, comme si la mémoire politique et institutionnelle avait été effacée. Sa réintroduction au stade de la relecture, même au niveau régional, est non seulement un mépris des décisions de justice, mais aussi une illustration de l’échec du Dialogue national inclusif qui était censé aborder avec sérieux les questions vitales pour la cohésion nationale, comme la cohabitation entre agriculteurs et éleveurs. Au lieu de servir de base à un compromis durable, ce processus a laissé place à la reproduction des mêmes erreurs, comme si les sacrifices consentis et les leçons tirées du passé n’avaient jamais existé.

Or, le projet de Code pastoral ne vise pas à organiser de manière harmonieuse l’agriculture et l’élevage, deux secteurs qui devraient être complémentaires. En plaçant systématiquement les éleveurs en position de force, ses dispositions marginalisent les paysans et fragilisent les deux piliers historiques de notre économie, que les manuels scolaires qualifiaient naguère de « deux mamelles » de l’économie tchadienne. Loin de renforcer la cohésion sociale, un tel texte risque d’accentuer les fractures sociales et de menacer durablement la sécurité alimentaire, la cohésion nationale et la stabilité politique.

L’article 9 de ce projet de loi, par exemple, institue un droit d’usage prioritaire des éleveurs sur les ressources pastorales dans leurs terroirs d’attache et d’accueil, restreignant ainsi le droit des agriculteurs d’exploiter leurs propres terres. Cette disposition ne constitue pas seulement une injustice foncière ; elle remet également en cause les droits coutumiers des communautés autochtones et met en péril des espaces rituels essentiels à l’équilibre social et culturel de certaines régions. Elle est en contradiction avec l’article 14 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), qui protège le droit de propriété, ainsi qu’avec l’article 26 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, qui garantit l’accès aux terres et ressources traditionnelles.

Par ailleurs, l’article 63 du projet en question considère les champs laissés en jachère comme des pâturages libres d’accès. Dans un contexte marqué par le changement climatique, la dégradation des sols et l’absence de politique agricole structurée, une telle mesure est non seulement injuste, mais aussi dangereuse pour la sécurité alimentaire. Elle prive les agriculteurs de leur principal moyen de régénération des sols et viole l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), qui reconnaît le droit à l’alimentation et à un niveau de vie suffisant.

De même, les articles 43 et 44 du projet de loi aggravent cette logique en imposant aux agriculteurs de clôturer leurs champs et de les surveiller pendant la journée, tandis que les éleveurs ne seraient responsables de leurs troupeaux que la nuit. Une telle disposition fait peser une charge de travail insoutenable sur des agriculteurs déjà précarisés et revient, de fait, à légaliser la divagation diurne du bétail. Mais la question se pose : pourquoi les éleveurs ne devraient-ils pas surveiller leurs troupeaux, c’est-à-dire leurs propres biens, même durant la journée également ? Serait-on en train de légiférer en faveur d’une divagation libre des animaux dans les zones de décrue, au détriment des cultures ? N’est-ce pas là un dévoiement du principe même de l’élevage, qui repose traditionnellement sur la prise en charge et la garde des animaux ?

À cette injustice s’ajoute une exigence particulièrement irréaliste : obliger les agriculteurs à clôturer leurs champs, alors qu’ils vivent dans une pauvreté chronique et qu’ils n’ont ni les moyens financiers ni les ressources matérielles pour le faire. Cette obligation est d’autant plus absurde qu’elle intervient dans un contexte où la loi n°14/PR/2008 portant régime des forêts, de la faune et des ressources halieutiques interdit et sanctionne sévèrement la coupe abusive de bois, qui est la principale ressource utilisée pour fabriquer ces clôtures. Chacun sait, par ailleurs, que cette loi est appliquée de manière abusive par certains agents des eaux et forêts, alourdissant encore davantage la charge des paysans. Pendant ce temps, les éleveurs bénéficieraient de la tolérance légale leur permettant de laisser divaguer leurs animaux en toute liberté durant la journée, sans jamais être tenus responsables des dégâts causés. Voilà une illustration flagrante du deux poids deux mesures, érigé ici en principe juridique. Cette asymétrie viole l’article 3 de la CADHP, qui garantit l’égalité de tous devant la loi.

Enfin, l’article 45 du projet de loi conditionne l’accès des paysans au fumier à l’autorisation des éleveurs. Autrement dit, les agriculteurs perdent la pleine jouissance de leurs terres et deviennent dépendants de l’intrant pourtant vital. Cette disposition est contraire à l’article 1, §2 du PIDESC, qui interdit de priver un peuple de ses moyens de subsistance, ainsi qu’à l’article 27 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, qui oblige les États à protéger les pratiques coutumières liées à la terre. Elle est également contraire à l’article 21 de la CADHP, qui reconnaît aux peuples le droit de disposer librement de leurs ressources naturelles.

Pris ensemble, ces articles ne constituent pas une régulation équilibrée, mais risquent de se traduire par une marginalisation institutionnalisée des agriculteurs. Loin de contribuer à la paix, ils créent les conditions de l’insécurité foncière accrue, légitiment la dépossession des terres et sont en contradiction avec la Convention de Kampala (art. 3, §1 et 4, §4), qui interdit les déplacements internes liés à une gestion discriminatoire des ressources. C’est la raison pour laquelle, après analyse de ces dispositions, nous rejoignons le constat du clergé catholique : dans sa forme actuelle, ce projet de Code pastoral constitue un danger pour la paix et la convivialité du monde rural.

Au Tchad, les conflits intercommunautaires opposent le plus souvent les communautés agraires aux communautés pastorales dans un contexte de compétition pour les ressources, exacerbée par la pression croissante sur des espaces agropastoraux de plus en plus restreints. Une gestion hasardeuse et inéquitable de ces conflits a favorisé leur expansion, leur récurrence et leur aggravation constante, notamment dans les provinces du Ouaddaï, du Guéra, du Mayo-Kebbi Ouest, du Logone Occidental, du Logone Oriental et du Moyen-Chari. Selon l’International Crisis Group, entre 2021 et 2024, soit durant la période de transition politique, on a recensé plus d’un millier de morts et plus de deux mille blessés. Ces drames alimentent la perception du clivage de plus en plus profond entre les communautés et accentuent un repli identitaire dangereux, porteur de germes divisionnistes. Comme le souligne l’ICG, des pans entiers de la population de l’est, du centre et du sud, majoritairement touchés par ces violences, se considèrent abandonnés par l’État et dénoncent des collusions entre certains éleveurs et des agents publics.

Toute décision dans ce domaine devrait donc être précautionneuse, consultative, inclusive et consensuelle. Le Dialogue national inclusif avait reconnu le caractère sensible de ce sujet, mais au lieu de créer une commission chargée de l’étudier en profondeur, la question a été laissée de côté. Rouvrir le débat sur un texte déjà jugé inconstitutionnel pour des motifs qui n’ont pas changé soulève de sérieuses interrogations. Est-il politiquement et juridiquement pertinent, dans un contexte aussi polarisé et explosif, de remettre au goût du jour un texte jugé inconstitutionnel ? Quelles sont les intentions qui se cachent derrière une telle initiative ? Et surtout, quelles en seraient les conséquences pour la stabilité et l’unité du pays ?

Il est essentiel de rappeler que l’agriculture et l’élevage ne sont pas des activités concurrentes, mais profondément complémentaires. Depuis toujours, les champs nourrissent le bétail et le bétail fertilise les champs. C’est sur cette complémentarité fragile, mais vitale que repose la résilience économique et sociale du Tchad. Les opposer reviendrait non seulement à affaiblir l’économie nationale, mais aussi à condamner des millions de Tchadiens à la précarité et à menacer la paix sociale.

Notre pays a besoin d’un véritable Code rural, global et inclusif, non d’un code pastoral qui consacre l’injustice. Un texte qui régule l’usage des terres et de l’eau de manière équilibrée, qui respecte à la fois les droits coutumiers et constitutionnels, qui honore les engagements internationaux du Tchad, et qui valorise la complémentarité entre l’agriculture et l’élevage plutôt que de les opposer. Un tel texte ne peut émerger que d’une concertation nationale sérieuse, ouverte à toutes les parties prenantes et fondée sur l’esprit de justice, d’équité et de responsabilité.

La réintroduction du projet actuel apparaît ainsi comme une faute politique. Elle constitue une insulte à la mémoire d’Idriss Déby Itno, qui l’avait publiquement rejeté en 2014, ainsi qu’une violation manifeste des décisions du Conseil constitutionnel. Elle  témoigne également de l’échec du Dialogue national inclusif, censé ouvrir la voie à une gouvernance consensuelle et à des solutions durables pour prévenir les conflits.

Nous appelons solennellement les autorités à suspendre ce processus et à engager, sans délai, un cadre consultatif réellement inclusif. Nous invitons le Médiateur de la République, qui avait joué un rôle essentiel dans le rejet de 2014, à prendre l’initiative de poser les bases d’une réforme légitime et équilibrée.

Enfin, nous appelons les partenaires au développement à prendre conscience de la gravité de la situation et à refuser de cautionner une réforme qui risque d’entretenir des fractures et des violences dans un pays déjà fragile.

Une loi républicaine doit unir et protéger. Or ce projet risque de diviser et de fragiliser. L’agriculture et l’élevage, qui sont les deux piliers de notre économie, doivent être préservés et harmonisés afin de garantir la stabilité, la sécurité alimentaire et l’unité nationale. Tout autre choix constituerait une régression politique, juridique et morale que le Tchad ne peut se permettre.

Pour l’amour de la patrie, ne laissons pas l’histoire se répéter. Un code pastoral jugé inconstitutionnel doit simplement être abandonné. Œuvrons ensemble, dans la paix, pour instaurer des politiques plus consensuelles et représentatives de notre diversité afin de garantir la paix et la stabilité.

Signataires :

Ali Mbodou, citoyen

Baidessou Soukolgué, juriste et politiste

Criss-Dess Dongar, Enseignant-chercheur en droit public

Gondeu Ladiba, Sociologue et anthropologue, enseignant-chercheur

Mbaihadji Mbairewaye, citoyen

Ngodji Fulbert, sociologue chercheur

Remadji Hoinathy, anthropologue, chercheur

Rodrigues Naortangar, SJ, théologien et anthropologue