Opinion

Tombeau de Ray’s Kim

Tombeau de Ray's Kim 1

La lieue sabbatique (15) par NIMROD

J’accueille l’annonce de la mort de Ray’s Kim comme la confirmation d’un destin qui se serait survécu depuis cette date fatidique du 20 octobre 2022 où notre maréchalon de droit divin avait massacré plus de deux cents militants des Transformateurs, autant de blessés, et plus d’un millier arrêtés et embastillés au désert.

La mort de Ray’s Kim me jette dans une douleur silencieuse. Une douleur bien connue de moi. Comme la quasi-totalité de mes compatriotes, je connais l’âcre saveur de la mort, notre matrice marâtre.

Notre grand musicien avait été donné pour mort ou blessé grièvement lors des massacres du 20 octobre 2022. Je l’avais cité au nombre des martyrs dans mon tombeau. Je n’ai pas oublié les sentiments qui m’animaient en ce mois de novembre quand je redirigeais mon poème. J’anticipais sa mort, car sa chanson, véritable de profundis et judicieusement intitulée « Mahamat Kaka, rends le pouvoir », un clip où il brandit sa poitrine d’aède et de prophète lyrique, est un chant de deuil et de consolation dont le sort ne nous offrira pas d’équivalent de sitôt.

« Mahamat Kaka, rends le pouvoir » est un chant d’amour d’une profondeur indicible. Déployé comme un reggae appuyé par les grands tambours massas, les asperges syncopées d’une house qui percute les tablas hausa ou wolof, il nous étourdit comme les dubs jamaïcains, mais avec des couleurs qui sont bien de notre Tchad. Ray’s Kim a su les revisiter miraculeusement.

Je n’ai jamais autant pleuré en écoutant du reggae, je n’ai jamais été autant heureux et autant ivre. Le don de Ray’s avait pour principal ressort l’envoûtement. Et j’affirme sans l’ombre d’un doute que notre maréchalon de misère a été lui aussi envoûté, car son penchant morbide à exiger que ses doungourous le célèbrent à toute heure du jour et de la nuit traduit (et c’est incroyable !) son allégeance à Ray’s Kim, roi du dub tchadien.

En tout cas, ces lèche-cul (doungourou, en arabe tchadien, est un concept qui épouse parfaitement son objet), ces lèchecul fredonnaient en cachette « Mahamat Kaka, rends le pouvoir ». La beauté de ce vers (et son complément : « Mahamat Kaka, laisse le pouvoir ») souligne d’un bain sonore et enivrant la vérité toute simple que la dictature s’efforcer de bâillonner. Oui, dire aux uns et aux autres : « Mahamat Kaka, rends le pouvoir » est la chose la plus délectable du monde. Et cette délectation est le lit qui rend possible la vie et la cohésion de tous les Tchadiens. C’est même un jeu d’enfant.

Or, le dictateur (qui est tout ensemble un enfant et un clown triste) ne conçoit la vie qu’en la soumettant, lui auquel tout échappe, à commencer par sa tristesse impugnable. C’est que les gens normaux savent d’instinct qu’il ne faut pas lutter contre la vie, car même la tristesse est le comble de la vie. Ou plutôt, il faut rire de la tristesse, il faut danser sur le rythme de « Mahamat Kaka, quitte le pouvoir » pour enfin goûter à la saveur exquise de notre destin en ce monde ici-bas.

Que Ray’s Kim ait été débranché de son assistance respiratoire à l’hôpital La Samaritaine par un commando du dictateur souligne à l’envi que le cannibalisme est ce qui anime avant tout notre prédateur premium.

Affreux moloch, ne laisse rien de la chair et des os de Ray’s Kim dissoudre dans l’acide de ta panse. Ta haine inutile ne nous empêchera jamais de chanter et de danser : « Mahamat Kaka, quitte le pouvoir ».